“Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi “

“Je me tiens à la porte…”. Je l’ai vu venir. Il marchait rapidement. Je savais, ou plutôt je sentais, qu’il venait vers ma maison, et je me suis retiré en hâte de la fenêtre, pour qu’il ne m’aperçût pas. Car je n’étais pas sur que je lui ouvrirais. Ses visites produisent sur moi une impression double, contradictoire. Nous nous connaissons depuis longtemps. Il y eut des temps ou nous étions intimes. Puis, nos rapports se sont espacés. D’une part je me sentais honoré et heureux de le recevoir chez moi. D’autre part, je me sentais souvent gêné. Il me posait des questions personnelles assez abruptes qui agissaient sur moi comme des brûlures. Je tâchais de détourner la conversation sur le domaine des idées et des doctrines. Mais toujours il la ramenait vers des choses intimes dont je craignais de parler. Plusieurs fois il est venu, et au lieu d’ouvrir, je me suis caché, non sans honte, non sans remords.

Voici que maintenant il est arrivé à ma porte. Non pas à la porte principale de ma maison. Il se tient en ce moment devant une porte de derrière, plus petite. Au début de notre intimité, quand je ne voulais pas avoir de secret pour lui, je l’avais prié de venir toujours par cette porte de derrière, laissant la grande porte aux étrangers, aux visites de cérémonie. Puis, je me suis mis à éprouver un malaise devant l’usage qu’il faisait de cette porte réservée. Entrant par derrière, il était à même de voir ou même de traverser des pièces familières mal tenues. Il semblait prendre un intérêt à ma salle à manger, à ma cuisine, à ma chambre à coucher. Le désordre et la poussière ne lui échappaient pas. Il y fit même des allusions à la fois discrètes et directes. Je répondis évasivement “oh c’est si difficile, je n’y arrive pas”. Il me dit alors, “et si nous essayions ensemble, tous les deux ?”. Mais j’avais peur. Je craignais qu’il découvrît à quel point certaines choses n’étaient pas ce qu’elles devaient être. J’ajournais, je prétextais des occupations des occupations urgentes. Afin de couper court, je condamnais la porte de derrière. Je le fis entrer par la porte de façade. Je le reçus au salon. Ses visites devinrent, de mon fait, de plus en plus froides et formelles et de plus en plus rares.

 

Il est donc arrivé à la porte de derrière. Elle est close. Depuis que “sa” porte a été condamnée, une végétation sauvage commence à la recouvrir. Le lierre croît librement. Au pied de la porte pousse des herbes folles et même des plantes toxiques, des tiges de belladone et de cigüe. La serrure est toute rouillée.. Il s’est arrêté devant “sa” porte et il la regarde. Va-t-il frapper ? Et montrer ainsi qu’il désire renouer les relations intimes d’autrefois ? Mais voilà qu’il frappe ! Vais-je ouvrir ? Rien n’est près pour le recevoir. Un désordre inouï s’étale partout. Et où est la clé de cette porte ? Il frappe encore. Je l’observe de loin. Il frappe doucement. Il ne donne pas de coups de poing. Il heurte lentement la porte. Je remarque que son regard n’est pas diriger directement en face, vers la porte. Tout en frappant il regarde par le côté et en haut, vers le ciel. Son expression est grave, attentive mais non impatience. Il semble se concentrer, non sur la porte et la réponse que je ferai, mais sur la grâce que le Père peut accorder, sur la décision que le Père peut inspirer.

 

Il frappe toujours. “je me tiens à la porte et je frappe…”. Le verbe est au présent. Il s’agit d’une action répétée, continue. Que faire ? Je ne peux pas vivre sans sa présence, et je ne puis supporter sa présence. Si j’ouvre, va-t-il m’adresser des reproches ? Essaierai-je de m’excuser ? Je ne peux ouvrir que si je me rends à lui sans condition… Alors il n’y aura plus de problèmes…Allons. Je vais vers la porte, j’ouvre cette porte qui grince et que retiennent des plantes parasites. Je m’efface : ” Seigneur, entre, Seigneur tu sais…” J’allais dire ” Seigneur tu sais que je t’aime” mais je n’ose continuer la phrase et un sanglot étrangle ma voix. Lui me regarde avec un sourire calme. Il dit ” Je sais, je viens souper avec toi”. Je m’écrie ” Seigneur je n’ai pas préparé de repas, je n’ai rien de ce qu’il faut!”. Il répond ” C’est moi qui t’invite à mon souper. Je veux, chez toi, célébrer ma Cène”.