Cette lettre d’André Charlier mérite d’être lue deux fois. Une première fois pour son contenu et son opportunité actuelle. Un fois seconde fois en ayant sa date présente à l’esprit : c’est le 22 octobre 1954 qu ‘il l’écrivit, quand il était directeur du Collège de Normandie à Clères.
Chers Amis,
J’ai écrit il y a plusieurs années des Lettres aux Parents, et j’ai cessé de le faire, parce qu’en somme je n’y voyais pas d’utilité. Elles ne persuadaient guère que des gens qui étaient déjà persuadés d’avance. Beaucoup m’écrivaient : « Comme vous avez raison ! », sans aller plus loin que cette approbation toute platonique. Alors j’ai trop peu de temps à moi pour écrire des choses inutiles. Si je vous écris encore une fois aujourd’hui, c’est qu’une nécessité impérieuse m’y pousse. Il faut tout de même qu’un homme auquel vous confiez l’éducation de vos fils vous dise ce qu’il pense de la jeunesse de France qui monte. Votre responsabilité morale est engagée comme la mienne et il faut que vous soyez mis en face de la réalité. Le tableau que j’ai à vous faire est une vue générale dont les éléments ne sont pas empruntés seulement à ce que j’ai constaté dans l’École. De ce que j’ai à vous dire, chacun de vous prendra ce qu’il voudra ou ce qu’il pourra.
Ce qui me frappe le plus, c’est combien cette jeunesse est peu virile. Et pourquoi l’est- elle si peu ? Simplement parce que vous n’avez jamais rien exigé d’elle. Vous vous êtes simplement préoccupés que vos fils soient heureux et vous êtes allés au-devant de tous leurs désirs ; dès la première enfance vous les avez comblés de toute manière ; comment voulez- vous qu’ils aient d’eux-mêmes l’idée, d’une part que la vie est difficile et que les choses difficiles ont seules de l’intérêt, d’autre part que toutes les joies s’achètent, et que même elles s’achètent d’autant plus cher qu’elles sont élevées ? Tout leur a toujours été donné, et ils trouvent normal que tout leur soit donné, ils estiment même que cela leur est dû ; et comme la culture et la science ne se donnent pas d’elles-mêmes, ils y voient une espèce d’injustice. Ils ne sont pas loin de se considérer comme des victimes parce que le Latin et les Mathématiques ne leur livrent pas pour rien leurs secrets, Cela vient de ce que, dans l’éducation que vous leur avez donnée, ils ont toujours tout reçu pour rien. Vous avez été victimes de l’universelle démagogie et. du libéralisme moderne qui considère que l’autorité est un vertige des temps barbares. Vous avez répudié l’autorité ; vous avez voulu plaire à vos fils afin d’être aimés : mais vous ne serez pas plus aimés que nos pères l’ont été et vous serez peut-être moins estimés de vos enfants eux-mêmes quand ils auront l’âge de juger. Car vous ne leur avez pas appris que tout se paye, et que les choses de prix se payent cher. IIs n’ont jamais eu besoin de mériter les plaisirs que vous leur avez donnés ; ils n’ont jamais appris à faire une chose qu’ils n’avaient pas envie de faire. Or, ce n’est pas une chose agréable en soi, par exemple, d’apprendre les déclinaisons latines ou allemandes.
Quand j’étais enfant, j’ai appris à faire sans discuter les choses qui m’étaient commandées ; on m’a par là rendu un immense service. Mais vos fils, comme ils discutent tout ! Ils n’en ont jamais fini. Rien ne trouve grâce devant leurs yeux. Ils jugent de tout à la mesure de leur plaisir immédiat. Ne vous étonnez pas qu’ils n’aient ni obéissance ni discipline, ni respect ni sens du devoir. Et puis, vous les avez tellement comblés qu’ils ne désirent plus rien, et je n’ai rien vu de plus désolant que des jeunes sans désir. L’absence de désir est un étrange bonheur.
Vous trouverez que je suis pessimiste ? Mais les professeurs de lycée que je connais me disent exactement la même chose. D’ailleurs, dans les conversations que j’ai avec vous, vous tombez d’accord de ce que je vous dis là, seulement vous oubliez de vous en faire l’application à vous-mêmes. Vous ne vous rendez pas compte que vous êtes extraordinairement soucieux de tout ce qui concerne la santé, la nourriture, le confort» les vacances – et puis aussi les études, parce qu’il y a au bout le sacro-saint bachot – mais l’âme de vos fils, y songez-vous ? En attendant que vous en répondiez devant Dieu, quels hommes allez-vous donner à la France ? Vous savez pourtant que la vie n’est pas facile. Vos tâches professionnelles sont de plus en plus lourdes. Vous avez le cœur serré de voir combien la France est politiquement diminuée dans le monde, combien elle déçoit ses amis étrangers parce qu’elle ne travaille pas assez, parce qu’elle ne sait pas gouverner sa maison, parce qu’elle perd ses forces en discussions stériles. Croyez-vous que c’est une génération sans âme qui guérira la France de son mal ? Car nous sommes en train de fabriquer la génération la plus médiocre que la France ait jamais connue, parce que nos fils ne savent plus s’imposer quoi que ce soit de pénible. Ils ont d’ailleurs trouvé un moyen facile de s’échapper, qui est le moyen des faibles : ils mentent. Ils vous mentent à vous, et vous ne vous en apercevez pas. Et moi, je perds un temps précieux à déjouer leurs mensonges. Jamais je n’ai eu tant de mal à établir dans la maison une atmosphère de loyauté.
Il n’en serait pas ainsi si vous leur donniez le sentiment que la règle nous dépasse et qu’on doit la respecter. Mais parce que vous êtes Français – les Français sont anarchiques – vous leur donnez involontairement le sentiment qu’on peut la tourner. Pour les sorties du dimanche, j’ai fixé qu’on doit être rentré à 17 heures – parce qu’à cette heure-là il y a soit une étude, soit un office à la chapelle : mais chaque dimanche il y a des élèves en retard. J’ai établi comme une règle absolue que les élèves ne doivent pas avoir d’argent sur eux, mais vous leur en donnez derrière mon dos, ce qui les installe dans le mensonge et produit des conséquences parfois très graves.
Vous avez pourtant le souci de l’éducation puisque vous nous confiez vos fils. Mais vous nous remettez le soin de faire ce que vous n’avez pas le courage de faire. Vous abdiquez. Je sais bien qu’étant donné l’atmosphère morale du monde moderne, la tâche des parents, s’ils veulent la remplir scrupuleusement, est une tâche quasi héroïque. Eh bien, il faut la prendre comme elle est, et ne pas biaiser avec. Personne ne vous remplacera et vous répondrez quand même de vos enfants. Savez-vous ce qui se passe dans les maisons d’éducation même religieuses ? C’est que les éducateurs sont complètement dépassés : ils s’occupent des quelques meilleurs et laissent la grande masse des médiocres à leur médiocrité. Nous sommes encore quelques-uns ici à faire un métier que personne ne veut plus faire et dans lequel personne ne nous aide, à aucun point de vue. Alors ne nous en dégoûtez pas tout à fait en nous donnant le sentiment que ce que nous faisons péniblement d’un côté se trouve trop souvent défait d’un autre. Jamais la remise au travail n’a été plus pénible que cette année après les grandes vacances, parce qu’elles ont été trop douces, trop désœuvrées, trop confortables.
Et surtout, quand vous venez ici, débarrassez-vous de l’idée que ces pauvres enfants doivent absolument être consolés du malheur d’être pensionnaires par des kilos de bonbons ou par un plantureux déjeuner ou par je ne sais quoi. J’essaie de les traiter en hommes, et je vous prie de croire que ce n’est pas facile. Être homme ne consiste pas à discuter et à tout remettre perpétuellement en question. Cela consiste à prendre des responsabilités courageuses et généreuses dans un ordre qui nous dépasse. Faites donc comme moi. Vous trouvez cela héroïque ? Alors soyez des héros. Il n’y a rien d’autre à faire.
André Charlier