J’ai vécu pendant des années à ne rien faire. Le peu d’argent des fonds sociaux me suffisait à assurer le minimum. J’aurais pu passer le restant de mes jours à “vivre” de la sorte entre les murs de mon studio et l’écran de ma télévision. Un jour, avant de régler chez l’opticien la facture d’une paire de lunettes, j’eus l’intuition de vérifier l’état de mon compte bancaire. Plus un centime. Je rentrais chez moi. A l’intérieur de ma boîte aux lettres m’attendait un courrier des Assedic me réclamant une somme astronomique. Une seconde enveloppe contenait la lettre de rappel du loyer.
Sans perdre complètement la tête, j’ai choisi de tout envoyer promener. J’ai ouvert toute grande ma porte, donnant ce que les gens voulaient, jetant le reste pour ne conserver en tout et pour tout que le contenu de ma bibliothèque : des livres de la foi juive. Les empilant dans mon sac à dos, je suis descendu dans la rue. Nous étions le 7 mai 2003.
J’ai dormi çà et là, seul dans un premier temps, puis sur un banc de la place Dauphine avec la relative sécurité d’une double compagnie : celle de mon ancien voisin de pallier devenu lui aussi sans-abri, et celle des rondes armées mises en place par le plan Vigipirate. Le jour où ce dernier prit fin, j’émigrai dans un recoin du Boulevard Raspail, aménageant chaque soir mon nid nocturne tout contre l’entrée du Gymnasium. Avant d’aller y chercher un peu de sommeil, j’allais boire le café servi à proximité, boulevard Edgar Quinet, par des bénévoles du Secours Catholique.
Certaines connaissances prolongeaient la soirée par un second café bien chaud à l’intérieur de la gare Montparnasse. Je descendis à mon tour un jour d’octobre vers ce recoin au bas des escaliers mécaniques où, autour de quelques verres fumants, s’attroupait un petit groupe joyeux – l’équipe des Semeurs d’Espérance du jeudi. Il y avait là l’icône du Christ.
Depuis l’âge de 14 ans, j’avais relégué le catholicisme de mon baptême et de mon enfance au fond des oubliettes de ma mémoire. Né de mère juive, je me considérais juif. Tous mes compagnons de rue m’ont connu sous cette identité, et ce sont des juifs qui m’ont soutenu au cours de cette période sans toit. J’aurais ainsi naturellement du me rapprocher de leur communauté, mais le Christ qui, Lui, n’avait pas renié mon baptême, avait pour moi des plans que je ne soupçonnais pas.
Devant cette icône de la gare Montparnasse, j’ai fait semblant de ne pas savoir devant Qui je me trouvais. A la fois chaleureux et respectueux, l’accueil de ces jeunes me plut. La présence de cette jolie famille signait par elle sa raison d’être et le Nom de Celui en qui elle voulait se faire. Lorsque les gens donnent avec une Foi qui ne se cache pas, il y a quelque chose en plus, un fruit qui dépasse de beaucoup le secours de ce qu’ils donnent.
Ce que j’appréciais était précisément que ces “semeurs” ne pouvaient rien me donner de très matériel. J’avais compris que j’y pourrai apprivoiser l’amitié en personne et la Parole de Dieu, mais ni argent, ni toit. Quelqu’un qui porte secours par trop de biens physiques risque de devenir le dieu de celui qu’il aide. La présence de ces jeunes sème en ceux qui viennent à leur rencontre quelque chose d’invisible. Et l’espérance entre. Et l’espérance prend racine.
Ils m’ont invité à me joindre à une prière mariale le mardi suivant. Je suis venu, comme j’étais, avec ma cape de randonnée, mon barda, et cette impression de rentrer à la Maison du Père – chez moi – tel le Fils Prodigue. Je me souviens des sourires qui me reçurent, comme j’étais, dans l’église. Certains regards peuvent tuer. Dans celui, fraternel, de ceux qui m’ont accueilli, j’ai lu qu’en asseyant de faire mienne la volonté de Dieu j’allais pouvoir changer. La prière du chapelet avait à peine commencé que ma voisine me tendit le micro pour qu’à mon tour je lance un “je vous salue Marie …” Et à ce moment-là, étouffés depuis près de 40 ans, les mots de cette prière sont ressortis, tout neufs, tout droit depuis le cœur, comme si je n’avais cessé de les porter depuis toutes ces années, comme si je les avais toujours dits. J’ai connu là, me semble-t-il, le moment le plus important de toute ma vie de baptisé. Je ressentis une grande joie. Il me semblait redécouvrir le visage de Dieu, non pas de ce Dieu lointain que j’avais pu prêcher dans les différents mouvements spirituels ou ésotériques dans lesquels je m’étais égaré, mais le Dieu de St Pierre, le Dieu porté par Marie, le Dieu présent chaque jour au cœur de la vie de l’Homme. Le Dieu qui, sans que je le sache, ne m’avait jamais quitté.
Je vins tous les mardis qui suivirent. Ce rendez-vous, avec la rencontre du jeudi soir, était devenu le point de repère de ma semaine. Dans la rue le rapport au temps se réduit à l’instant présent. On ne sait jamais ce qu’il va se passer l’heure qui suit, si lointaine, ni quand on dort si l’on va se réveiller. D’où l’importance du point de repère qui, pendant quelques instants, va permettre de penser autrement. Tu sais qu’à tel endroit, tel jour et à telle heure, quelqu’un t’attend… même si tu ne viens pas.
Au cours de la première nuit d’adoration à laquelle m’ont invité les semeurs d’espérance, j’ai cédé sous le poids de la fatigue accumulée. Me sachant en sécurité, j’ai sombré dans un sommeil étrange, à l’intérieur même de l’église, un sommeil au cœur duquel je m’entendais ronfler. Venu pour participer à la veillée, autant dire que j’étais assez mécontent de moi au réveil… J’ai vécu les autres nuits comme des moments de bonheur. Devant le Saint Sacrement, lorsque l’on me tendit le micro, des remerciements me sortirent du cœur comme cela, sans le faire exprès, pour toutes ces personnes à l’existence anonyme, obscure, hâtivement assimilées à des “bigotes”, qui ont gardé mon Église et prié pendant que j’étais parti faire l’idiot ailleurs. Si elles n’étaient pas restées, il n’y aurait plus personne ! Leur dire merci me parut le minimum que je pouvais leur rendre.
Presque dans le même temps, j’ai cherché à me réintégrer. J’ai déniché une place dans une agence d’intérim qui m’envoya en mission ici et là. A l’automne 2004, avec l’aide de Romain, j’ai retrouvé un emploi moins précaire qui se transforma en CDI. Aujourd’hui, je suis actif dans la société, et actif devant Dieu. Je vis ma Foi. Loin de la cacher, heureux et fier d’elle, je tente de la faire guide de mon comportement. Et j’essaie, surtout, de ne jamais oublier de dire merci.